Le Café Philémon
" Philémon lisait à haute voix un poème de Martin Ryelandt, je scrutais alors l’horizon, comme une vigie circulaire sur un phare perdu en pleine mer, émettant le signal fragile d’une chandelle. Y avait-il sous les flots des baleines en ville ? Des dauphins joyeux descendant les avenues ? Des requins en vitrine croquant des mannequins en plastique, le sourire satisfait de leurs mensurations, les cheveux à la verticale, entre les dents d’un squale ? Il y avait sous cette eau sombre le passé d’une humanité engloutie, il fallait désormais accepter de changer d’élément pour survivre, s’adapter indéfiniment aux évènements, pour ne pas disparaître dans les abysses de la cité, offerts en promotion sur un tapis d’algues, à l’appétit effrayant des anémones de mer... "
Chez Selim
" Le vent ne se contente pas de siffler, de chanter, il dessine des volutes de sable, danse des arabesques, il crée des œuvres éphémères, des torches d’étoffes, des cavaliers de poussière, des petits vortex, des arbustes sortis de terre comme des derviches tourneurs, des soldats friables, des particules de revenants, des voyageurs ivres apparus et aussitôt évanouis... "
La Vague des Dominos
" C’était le voisin du dessous, Robert, il était très contrarié à cause de la météo, car il pleuvait abondamment au plafond du ciel bleu de sa salle de bain. Il voulait savoir si par un fâcheux hasard, je n’aurais pas laissé le robinet de la saison des pluies ouvert... "
Mi Bémol
" Avec mon thérapeute, nous avons convenu que dans un prochain entretien, nous allions trouver un terrain d’entente, une planète habitable assez stable pour communiquer. Selon lui, il faudrait réguler mon taux d’éco-anxiété. S’il est naturel et justifié au vu des circonstances, il ne devrait pas non plus, toujours selon lui, envahir et pourrir à ce point mon existence. Il propose un protocole pour avaler avec le sourire la pilule d’un crépuscule de la planète... "
L’Évasion du Percheron
" Seul, je méditais sur le message d’une urgence, relative, puis j’écrivais ce que me disait le vent. Je l’écoutais psalmodier dans le feuillage des arbres, je t’en livre aujourd’hui ce sincère témoignage, hors du temps, ces quelques hennissements saccadés, chuchotés dans une prairie d’altitude, sur la pente d’une page de neige. Les pas savants des oiseaux dessinaient alors des hiéroglyphes sur la fraîche couche vierge. "
Le Dernier Train
" À petits pas de danse, l’enfance est passée, comme un simple mouvement de grâce, parcourant l’air et l’espace, sans laisser aucune trace, aucune qui ne puisse perdurer. Elle ne valse plus désormais que dans mon souvenir. L’enfance n’est plus, l’adolescence et la jeunesse non plus. La vie a donc lé comme un train pressé qui ne s’arrête pas en gare. Son souffle a confirmé dans son sillage, que j’étais devenu ahuri, le seul gardien de ma mémoire... "
Un Papillon sur l’Alhambra
" Ma vie n’est qu’une succession de matins. Mis à part quand je peins, les après-midi ne sont là pour rien d’autre que pour attendre le soir. Je ne peins plus, un peu comme si sans muse je n’existais plus. J’ai tordu l’idée jusqu’à en ex- traire le suc, j’ai rongé l’os jusqu’à la moelle, il ne reste qu’un squelette de mon souvenir, un visage éclair et gracieux derrière un rideau de cheveux. Je ne pourrais plus faire son portrait de mémoire, il s’est passé tant de temps, bientôt un an. Et pourtant, j’y pense encore. La grâce c’est tenace, le cerveau a bon goût, il prévient toujours lorsque s’exprime cette évidence de l’attirance. Si cette incon- nue n’est pas d’ici, il faudrait peut-être que j’aille peindre ailleurs, que je prenne le Ferry dans l’autre sens... "