Gaétane et Jeanne sont deux sœurs de l’après-guerre aussi opposées qu’inséparables. Irrémédiablement liées, leurs deux vies d’adultes, d’épouses, de mères vont se télescoper, s’imbriquer. Mais le bonheur de leurs destins croisés pourra-t-il résister à la tragédie ?
TÉMOIN DE RIEN
Tom NOTI
Les deux maisons
Devant la petite maison, il y a un landau. Dans le landau, le bébé dort, un peu protégé du soleil par la capote bleu marine. On dirait un vieux landau anglais avec ses grosses roues délicates, mais ici, rien n’est anglais, rien n’est distingué. Tout respire la friture, la javel et le café. Tout respire le soleil, la sueur qui colle, la terre qui se désagrège et la mécanique graisseuse. Entre les roues du landau, le chien est couché. Il a l’air assoupi lui aussi, mais il veille. C’est un chien de garde, une race imposante. Il est encore jeune, mais il semble porter en lui des décennies de quiétude et de force. Il veille. Il est conscient de son rôle. Le cri des milices alourdit son âme et le sang des loups coule dans ses veines. Personne n’approchera du landau. Il perçoit le petit être bouger dans son sommeil. Il le sent qui grogne et s’agite au-dessus de sa tête. Alors il pousse un soupir pour souf er sur les rêves ous de l’enfant et le monde s’apaise. À peine à quelques mètres de là, des bruits s’échappent de la cuisine. Des tintements de casseroles, des jets d’eau du robinet, des murmures de chansons qui accompagnent une radio en sourdine. Plus loin, sur la départementale, les voitures passent. On entend la rumeur des moteurs comme un bourdonnement d’abeilles. Pour un crissement de freins, parfois, le chien dresse une oreille. Parfois aussi, le rideau de perles s’entrouvre et la mère jette un œil pour savoir si tout va bien, si le petit dort encore dans le landau, si le chien veille toujours, si les immuables éléments qui constituent sa vie restent gés dans ces rayons de soleil moelleux, dans cette douceur ronronnante. La sérénité qu’elle constate la rassure. Elle retourne alors à sa cuisine. Les perles du rideau s’entrechoquent derrière elle et l’air qu’elle fredonnait otte à nouveau dans les vapeurs moites de cuisson. À midi vingt, le chien lèvera à nouveau la tête. Il va rester quelques instants immobile, les oreilles aux aguets a n d’être sûr de ce qu’il perçoit. Puis il va se redresser et s’éloigner doucement. Il est de trop désormais. Quelques secondes plus tard, on entendra le solex crachoter en atteignant la maison. Le père rentre du travail. La mère l’accueille par un baiser et quelques mots chuchotés. Leurs sourires planent un instant sur le landau et masquent les rayons irisés de l’astre. Les perles, secouées davantage par les avant-bras noircis du père, tintent un peu plus fort. Le bébé se réveille. Il est l’heure de manger. Le grand-père est absent, le ls aîné au collège. Avant de s’attabler, le père frotte vigoureusement ses mains avec un morceau de savon rêche a n d’effacer les traces de cambouis des machines. Cette odeur, il ne la sent plus, mais elle emplit pourtant la cuisine, les escaliers, le garage, le linge étendu, les sièges de la voiture. Malgré son énergie à les faire disparaître, quelques traces noires persisteront à la commissure de ses ongles, dans les plis de ses phalanges striées. La mère nourrit l’enfant. C’est une famille ordinaire. Il fait beau et le soleil ralentit le temps presque à le figer.
979-10-97515-68-3
Livre broché - 230 pages
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