Au sein de la profession, je fais gure de cuisi- nier inspiré, mais de piètre gestionnaire. En dépit de cette réputation équivoque, on me laisse carte blanche et je gère l’affaire à ma guise au gré des saisons et des produits onéreux que je fais venir du Périgord ou de la mer Caspienne.
Cinq jours par semaine, je prends le ferry de Key West à Sunset Key, la petite île d’en face où se trouve le restaurant qui m’emploie. À l’écart en bout de poupe, dans les vapeurs de gazole et les embruns salés, coiffé de ma toque et chaussé de sabots de cuisine, j’inspecte ces Américains en surpoids que je m’apprête à restaurer qui salivent déjà devant la carte du jour af chée à bâbord.
Je suis père de deux enfants, un ls et une lle, et n’ai pas d’animal domestique. Pas de hobby non plus, mais je possède une arme à feu, un pistolet acheté à un pâtissier dans le besoin, et souvent je me réfugie dans la soute du house-boat, le ba- teau-maison où nous vivons, pour l’astiquer. Je passe des heures ainsi à le démonter, le huiler et le remonter le plus vite possible, dans un état de contentement béat. Parfois je fais comme dans les lms et procède à toutes ces opérations les yeux bandés en me chronométrant avec le smartphone. J’inscris ensuite ma nouvelle performance dans un carnet de notes où je compile le tout-venant. Je ne sais pas pourquoi je continue d’ailleurs, je parle des carnets, mais pour ce qui est de l’automatique, je me dis qu’il vaut mieux le garder propre au cas où. En n je dis ça, mais est-ce que ça a même un sens ? Au cas où quoi ? Je n’ai jamais fait de mal à une mouche. Non, je le garde propre, c’est tout.