Sur le thème intemporel et poignant d’un amour contrarié et pourtant partagé, se déroule l’histoire de Galliera et de son compagnon Faucherand, tous deux différemment attachés à la même femme, Claire.
Récit ayant pour cadre les paysages arides des forts suspendus de la rade de Toulon et aussi autour de Moutiers- Sainte Marie et des déserts forestiers d’Aups.
De là, le titre
« Montagne aux solitudes » et le cri pathétique :
« c’est notre solitude qui a fait le mal ».
MONTAGNE AUX SOLITUDES
Jean PROAL
Le Malmont, 1er novembre, 6 h. du soir
Ce n’est pas le remords qui me force à écrire. Ni la douleur, ni la joie, ni même l’espoir de me jus- ti er. J’écris pour y voir clair, simplement, comme on allume une lampe pour empêcher les objets fa- miliers de prendre dans la nuit une forme inquié- tante. J’écris parce que je n’étais plus maître de mes pensées et que je ne veux pas me laisser emporter par elles.
Ce dédoublement que je sentais se dessiner peu à peu en moi, depuis quelques jours, il s’est achevé brutalement avant-hier, au moment où ma bouche allait s’ouvrir sur les trois mots qui condamnaient Faucherand à mort. Ce n’est déjà plus moi qui l’ai dite, cette phrase. C’est cet inconnu que je re- garde – de si haut, de si loin – ce Jean Galliera qui essaie de me joindre en jetant des mots sur du pa- pier, comme un pont entre nous.
Faucherand, Galliera : deux hommes. Puis, quelque part dans la brume, une femme : Claire. Trois êtres, ou plutôt deux hommes et un fantôme, car Claire n’a jamais mis les pieds au Malmont. Ils ne se sont jamais trouvés ensemble. Jamais les yeux de l’un n’ont tenu à la fois les deux autres sous leur regard. Deux hommes et l’existence d’une femme. C’est suf sant.
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Et puis celle-là que j’allais oublier : la solitude.
Tout à l’heure, avant de me mettre à écrire, je suis resté un moment sur ma porte, appuyé au cham- branle.
Le jour était en train de mourir. Tant de fois j’ai vu la nuit se nouer là-bas dans la plaine, ramassée autour de la mer brillante, et monter lentement vers moi. Aujourd’hui, dans le nuage, le jour n’a été qu’une agonie de la lumière, puis il s’est éteint comme se décompose un fruit pourri, et la nuit a été là, venue on ne sait d’où, née de la terre et de la brume. Depuis trois jours nous sommes dans le brouil- lard. Depuis trois jours, nous sommes séparés du monde, au point que les tintements de cloche tout à l’heure – les cloches de la Toussaint – ou, parfois, le sif ement d’un train ou un appel de bateau ne nous relient plus à la terre. À traverser l’épaisseur grise qui nous entoure, les sons perdent toute réalité. Même au prix d’un effort, je n’arrive pas à imagi- ner, au-dessous de la brume, les lumières de Toulon en étoile autour de la rade, les feux verts et rouges des bateaux et le pinceau tournant des phares. Ce ne sont que des mots qui n’évoquent plus rien.La solitude et le silence. Plus réels, plus pesants qu’un être vivant, tous deux accoudés à ma table, mes amis et peut-être mes complices. Pas même la plainte habituelle des ls du téléphone. Je sais qu’ils sont là, jaillis du mur de la maison, enjam- bant le chemin et plongeant à pic vers la vallée après le poteau que leur poids incline. Près de la fenêtre, la boîte de l’appareil luit avec des éclats de nickel à la lueur de ma lampe. Je viens de décrocher
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l’écouteur. Il pend au bout de son l comme une araignée noire. On n’appelle jamais la nuit, mais j’ai voulu être sûr qu’on ne me dérangerait pas. L’humidité enveloppe la montagne. Je la sens au- tour de moi s’appesantir sur les pierres et sur la maison, et parfois une grosse goutte roulant de conduit en conduit vient tomber dans la citerne, sous mon plancher, avec un bruit de cloche souter- raine.
Le feu de souches que j’ai allumé dans la cheminée brûle sans éclat, d’une amme unie. La lampe à pétrole, sans abat-jour, éclaire à peine la chambre à travers son verre terni : les murs passés à la chaux, les deux lits de cordes avec leur couverture brune et leur rabat de toile bise, l’étagère mal équarrie, xée au mur, qui supporte nos deux paquetages ; une table recouverte d’une couverture pareille à celle des lits, quelques livres, et ce soldat qui écrit : moi.
Depuis que j’ai commencé d’écrire, je m’astreins à ne pas lever les yeux. Je ne veux pas les voir, les deux portraits que Faucherand a cloués au-dessus de la table, les deux toiles d’où vient peut-être tout le malheur.
Je me suis souvent demandé, depuis quelques jours, comment une toile couverte de couleur pou- vait se charger soudain de tant de sens, concentrer tant de mystère et de clarté. Je ne sais pas si celles-ci ont de la valeur, et cela m’importe peu. Mais Fau- cherand a enfermé en elles une si diabolique puis- sance qu’elles font éclater le sordide logis où nous vivons, et que leur présence me prend à la nuque comme un étau.
979-10-97515-44-7
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