Chapitre 1
Trois jours que le ciel épanchait son malheur sur le plat pays. La cour de récréation parsemée de flaques d’eau, désertée, n’était plus qu’un vague souvenir de cette marée humaine qui d’habitude écumait sa surface. En ce jour de la mi-octobre 1931, agglutinés sous le préau qui résonnait des cris, les garçons de l’école primaire Pasteur se chamaillaient pour une bille ou un calot, bêlaient d’impatience à qui serait le loup.
Moi, je traînais seul, un peu à l’écart, perdu dans mes rêveries d’enfant sage, dans mes monologues polyphoniques. Adossé contre le pilier qui jouxtait le mur et la grille de l’enceinte côté rue, à l’abri des dernières tuiles, j’observais la porte de la marchande de bonbons, de l’autre côté de la voie pavée. On l’appelait « la boiteuse », à cause d’une jambe plus courte et d’une chaussure à semelle de bois qui martelait le pavé, attirait le regard, forçait la pitié. Elle était veuve depuis plus de dix ans et arborait, chaque jour que Dieu faisait, une tenue noire aux reflets de charbon qui clamait sa douleur aux yeux des passants. Elle portait son deuil comme une seconde peau, un chagrin que le temps et le vent du nord ne parvenaient pas à assécher. Les veuves noires ne manquaient pas dans les corons ; drapées comme les étendards d’une cité funèbre, elles tissaient leur peine pour s’en revêtir. Il faut dire que les hommes ne faisaient pas de vieux os à la mine. Dès leur plus jeune âge, ils creusaient leur tombe à coups de pics d’acier, et respiraient à pleins poumons la poussière qui un jour les ensevelirait.