" C’était la première fois en dix ans qu’Hadrien Mau- rand rentrait du travail avant vingt-et-une heures. Sa sœur, Béatrice, l’avait appelé à seize heures pour lui annoncer que leur père avait eu un grave ac- cident de voiture et qu’il était plongé depuis dans un coma profond. Il avait été hospitalisé à Lyon, la ville où il était né et avait toujours vécu. Benjamin d’une fratrie de quatre enfants, Hadrien n’avait que peu de liens avec sa sœur et ses frères jumeaux. Maxime était ébéniste à quelques kilomètres de Lyon. Stanislas occupait des chambres d’hôtel un peu partout dans le monde. Un violoniste dont la gloire et les prix offraient au nom de Maurand les voyelles qui lui manquait. Le ls parfait, le ls préféré. Hadrien avait toujours été très jaloux du don de son frère pour la musique. Il avait fait des pieds et des mains pour commencer le piano à sept ans, mais il n’avait aucune discipline. Les seules sonates au clair de lune qu’il avait jouées avaient été celles qu’il avait inventées pour Hélène, son premier amour. A treize ans, il avait fugué pendant les vacances pour aller rejoindre la jeune lle dans le sud. Leurs parents étaient amis de longue date. 19 Chaque année, les deux familles se réunissaient à Orcières pour faire du ski. Il n’avait pas fallu beau- coup de batailles de boules de neige et de descentes des pistes frimeuses pour faire fondre la glace et coller sur leurs lèvres adolescentes la chaleur d’un bon feu de cheminée. Pourquoi repenser à son pre- mier baiser le jour de l’accident de son père ? Parce que c’était lui qui l’avait envoyé en pension au n fond de l’Auvergne pour l’aider à se concentrer sur ses études, lui qui avait fait souffrir sa mère, lui qui n’était qu’égoïsme et mondanités arti cieuses. "