« Je suis née Cosa Nostra. J’ai grandi Cosa Nostra.
Je respire Cosa Nostra. Je pleure mon père sans
ressentir la révolte légitime que je devrais ressentir
contre Cosa Nostra. Parce que c’est inscrit dans
notre sang. Nous sommes marqués du sceau de
Cosa Nostra à la naissance. Comme des bêtes à
l’abattoir. En plein front. Mais nous seuls savons qu’il
y a la marque, là, entre les deux yeux, comme une
brûlure au fer rouge. Nous avons soin de ne la
montrer à personne. Nous n’aurons donc droit à la
compassion de personne au jour du Jugement
dernier. »
EMBRASSER MES ÉTOILES
Carole DECLERCQ
I
Mon premier souvenir est bleu. Bleu comme le liseré franc de l’horizon où ciel et mer, en Sicile, se rencontrent et fusionnent. Je ne sais quelle sera la couleur de mon dernier instant et je n’ai pas l’âge de me poser la question. Mais parfois, quand le soleil a frappé de toutes ses forces dans la journée et que la terre, le soir venu, nous renvoie en pleine face son souffle brûlant, j’ai des rêves de fraîcheur, des délires de pénombre exotique et humide, et je me dis que ce doit être bien de s’enfoncer dans tout ce vert pour disparaître.
Bleu donc, ce jour de septembre 1980 où j’ai six ans. Mon père m’emmène pour la première fois, en amoureux, en haut du Capo qui domine notre village. C’est une falaise qui est creusée en son centre et rebique du nez. Elle me fait penser à la gueule grande ouverte d’un requin et à l’affiche de ce vieux film américain que j’ai aperçue une fois en passant devant un cinéma de Trapani. Elle m’a fichu une frousse terrible. Jaws. Les dents de la mer. Depuis, j’ai toujours une appréhension quand je me rends sur la plage. J’ai l’impression que ce gros requin, ce poisson carnassier venu des terres, surveille mes moindres faits et gestes et s’apprête à fondre sur moi pour me dévorer.
Papa n’a pas choisi la facilité pour sa petite fille. Une route empierrée permet d’accéder au sommet du promontoire mais il a volontairement garé notre Fiat flambant neuve près de la tour Scieri, à deux kilomètres du panorama. Cette tour, me raconte papa, permettait autrefois de surveiller le littoral et de le garantir des attaques des pirates. À défaut de pirates, nous observons un long moment l’écume de la mer contre la roche. Il y a des yeux d’eau un peu partout où des petits crabes rose pâle, translucides comme des ongles, font des bulles en escaladant des chapelets des moules. Papa en cueille quelques-unes qu’il ouvre avec le couteau de randonneur qu’il a toujours dans la poche arrière de son pantalon. Nous les mangeons toutes crues. C’est bon. Salé et sucré à la fois. Le goût de la mer douce et apaisée qui bat mollement la côte.
Et on marche maintenant sur le plateau après une montée trop ardue pour mes jambes. Il m’a portée quatre fois déjà parce que je geignais insupportable- ment et voulais redescendre. J’ai ma petite main dans la sienne, je suis à hauteur de sa ceinture. On progresse, tantôt aplatis à ras de terre à cause du cagnard, tantôt poussés par un vent sauvage venu d’Afrique. Papa transpire à grosses gouttes mais cela n’a pas l’air de le gêner. Il sort deux ou trois fois son grand mouchoir à carreaux pour s’éponger le front et les joues.
Je le trouve beau. Je l’ai toujours trouvé beau. Peut- être est-ce l’effet du miroir déformant de ma conscience d’enfant. Il est de taille moyenne mais mince, si bien qu’il en paraît agrandi. L’ossature de son visage est fine et noble. Un étranger ne le trouverait pas blond mais il est blond pour nous en vérité. Ses yeux sont entre le vert et le brun et il me les a légués. Je crois qu’il y a en lui une goutte de ce sang normand qui a irrigué la terre sicilienne dans un passé lointain.
Tant de peuples sont venus ici qu’il serait hasardeux de vouloir arrêter de façon définitive et caricaturale un type physique sicilien. Partout ailleurs dans le monde, on nous voit très bruns de peau et de cheveux, petits et trapus. Flavia, ma meilleure amie, a les yeux bleus. Maman est brune mais sa peau tendue à l’extrême sur une ossature aiguë est blanche comme le lait. Les préjugés, voyez-vous, je ne les aime pas. Je ne sais pas à quel moment j’ai oublié de retenir les leçons de ma mère à ce sujet. Depuis toute petite, j’ai un esprit libre, qui veut voler tout seul, selon ses désirs, ses volontés. Un esprit indépendant, qui observe, interroge, cherche à comprendre. J’agace maman, et je sais que c’est à cause de cette perspicacité qu’elle sent en moi. Le regard d’un enfant est un doigt constamment pointé sur les défauts des adultes. C’est quelque chose qui leur est difficilement supportable.
Sur le chemin, mes mollets sont griffés par la chevelure crépue, rabougrie des arbustes. Mes chaussettes se démaillent sur l’ourlet. Une main de glace étreint mon cœur un court instant car je sais ce que cette insouciance me vaudra à la maison quand je serai rentrée. À genoux, une heure, sur l’une de ces petites règles en bois carrées qui font si mal parce qu’elles pénètrent entre les os. Papa se désintéressera de cette douleur que l’on inflige à sa petite fille, il sera déjà passé à autre chose, de même que, chaque matin, tout juste réveillé, il file au vent, quitte son foyer et s’évade à je ne sais quelles affaires. Il est comme ça : souriant et accessible quelques instants, absorbé et lointain le plus souvent.
9782487261129
Livre broché - 243 pages
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